22e dimanche après la Pentecôte
Quelles leçons tirer de cet évangile ? Qu'il faut payer ses impôts ? Question d'actualité, en ce temps de
tiers provisionnel !
La réponse est : oui !
Dans l'Evangile, il est question deux fois de payer l'impôt. Dans cet épisode-ci, qui est relaté par les
trois évangiles synoptiques, de Matthieu, de Marc et de Luc ; et dans un autre, relaté par Matthieu seul. (Par manière de plaisanterie, on pourrait dire qu'il est normal que Matthieu insiste
sur le paiement des impôts, puisqu'il est un ancien publicain, c'est-à-dire un ancien percepteur !)
Ce deuxième épisode est celui de la pièce de monnaie, du statère, que Jésus demande Pierre de prendre dans
la bouche du premier poisson qu'il pêchera, afin de payer l'impôt dû au temple. Il y a un écho de cet épisode dans les antiennes du deuxième et du troisième psaumes des vêpres, ainsi que dans
la préface et dans l'immolatio d'aujourd'hui.
Ces deux épisodes nous donnent deux fois la même réponse : oui, il faut payer l'impôt, aussi bien au temple
qu'à César. Pas de grève fiscale au nom de Dieu ! - Vous en aurez l'explication un peu plus tard.
" Rendre à César ce qui est à César et à Dieu ce qui est à Dieu " : cette distinction est passée en
proverbe, mais avec quelles conséquences sur le comportement quotidien ?
Cela revient à faire, de Dieu d'une part, de César d'autre part, deux souverains, deux potentats, ayant
chacun son domaine, son territoire propre, et aucun ne devant empiéter sur la propriété de l'autre. À Dieu le soin des âmes, à César le soin de tout le reste, qui constitue l'existence
quotidienne dans la cité : vie sociale, politique, professionnelle, loisirs, etc., etc. Et comme l'existence quotidienne est de plus en plus prenante, absorbe de plus en plus de temps et
d'énergie, exige de plus en plus qu'on s'y implique, on enferme Dieu dans un placard, ou dans un tabernacle, ou dans une église - dans la conscience collective, c'est la même chose - dont on le
sort de temps en temps, en fait de plus en plus rarement. Donc, l'existence quotidienne - dont il est pourtant le créateur, le conservateur, le moteur - lui échappe de plus en plus. Il n'en est
certes pas absent, car, si c'était le cas, cette existence imploserait, s'anéantirait. Mais nous l'en absentons, nous l'en expulsons. Et cela au nom de cette sorte de Yalta en quoi nous avons
transformé cette dichotomie Dieu et César, comme si c'étaient, je le répète, deux égaux, qui rivalisent ou qui coopèrent, selon le cas.
Quand je vous décris les conséquences réelles de cette vision, vous voyez bien qu'elle est fausse. Et elle
est fausse dans ses conséquences parce qu'elle est fausse dans ses prémisses. Elle est fausse parce qu'elle est dualiste, alors que toute réalité est un écho, un reflet, plus ou moins affaibli
de la Trinité. Toute réalité, à un degré supérieur et accompli, est trinitaire ; et, à un degré inférieur, est triadique - ce qui n'est pas tout à fait la même chose - Monseigneur Jean a
admirablement développé cela dans son cours sur la Trinité.
Et, de fait, il n'y a pas deux pouvoirs à l'œuvre dans ce monde, il y en a trois. Il y a Dieu, le vrai
Maître du monde, parce que " Maître de tout ", Pantocrator ; il y a César, qui se veut maître du monde ; et il y a un troisième larron, celui que le Christ
appelle le " Prince de ce monde ".
De la même façon - selon les Pères, relayés par monseigneur Jean - il y a trois volontés qui agissent : la
volonté divine, la volonté humaine et celle de l'Ennemi du genre humain. La volonté humaine n'est, en soi, ni bonne ni mauvaise ; elle est bonne quand elle se conforme, librement, à la volonté
divine ; elle est mauvaise quand elle se laisse entraîner par celle du Tentateur ; le plus souvent, elle est entre les deux, elle oscille de l'une à l'autre, elle est un mélange des deux - d'où
ces combats intérieurs décrits par saint Paul et vécus par chacun de nous.
Il en va exactement de même pour César, c'est-à-dire le pouvoir, les pouvoirs, temporels. C'est un
entre-deux, ni bon en soi, ni mauvais en soi, qui peut être bon, ou mauvais, ou mixte, par ses œuvres.
Ceci est une première chose. Mais il y a quelque chose de plus que je veux souligner : le précepte
évangélique selon lequel " tout pouvoir vient d'en haut "(vous avez entendu la même chose dans le passage de l’Ecclésiastique qui vous a été lu tout à l’heure). C'est ce que le Christ dit
crûment à Pilate tout à la fin de sa comparution - et ce n’est pas par coïncidence fortuite que l’évangile lu hier relate cet épisode : " Tu n'aurais aucun pouvoir sur moi s'il ne t'avait été
donné d'en-haut " (Jean 19/11). Cela signifie que tout pouvoir, même lorsqu'il va au mal, vient de Dieu.
Ce propos vous paraît peut-être provocant, choquant, blasphématoire ?
Comprenez bien : il y a trois choses dans ce que je vous dis.
Premièrement : tous les pouvoirs que l'homme possède, il ne les tient pas de lui-même, il les a reçus de
Dieu. Lorsque Dieu l'a créé " à son image et à selon sa ressemblance ", il l'a créé puissant.
Deuxièmement : ses pouvoirs, il les exerce en toute liberté, liberté qui est elle-même un don de Dieu. La
liberté originelle de l'homme premier, du premier Adam, c'était son adhésion volontaire et sans restriction à la volonté divine. Cette adhésion, elle est toujours possible, mais beaucoup plus
difficilement depuis la chute : avant, c'était une harmonie en quelque sorte préétablie, maintenant, ce doit être une harmonie reconquise, au prix de beaucoup d'efforts et de luttes.
En effet, parce que cette liberté donnée par Dieu à l'homme était une liberté sans condition, elle
comportait même la possibilité de se couper de Dieu et de le renier. Ce qui a entraîné que ces pouvoirs - que Dieu, dans sa miséricorde, a diminués, mais qu'il n'a pas ôtés totalement à l'homme
et, en particulier, le pouvoir, terriblement redoutable, de disposer de la vie d'autrui - ces pouvoirs, Dieu permet que l'homme en use librement, y compris pour le mal, comme l'atteste
l'épisode de Caïn et d'Abel.
Mais, troisièmement, tout cela n'est possible que parce que Dieu permet ou consent. Voyez l'histoire de Job
: Dieu consent que Job soit éprouvé, et même terriblement éprouvé, mais il pose une limite. Il permet ou consent, mais dans de certaines limites. Et celles-ci sont toujours à l’exacte mesure
des capacités de celui qu’elles concernent. Ces limites, il les pose, parce qu'il ne veut pas livrer le monde - innocents et coupables ensemble - à la domination totale et exclusive du Prince
des ténèbres, sous l'empire et l'esclavage de qui le monde est tombé à cause de la chute.
Autrement dit, Dieu ne veut la damnation de personne. Mais, question terrible et terrifiante :
qu'advient-il de ceux qui cherchent obstinément la damnation ? C'est un mystère qui n'appartient qu'à Dieu....
Or, la domination du Prince de ce monde, déjà et définitivement, est détruite : le Prince de ce monde - le
Christ l'a annoncé – est " jugé ", il a été " jeté dehors ". C'est-à-dire que ne restent sous sa domination que des esclaves volontaires ! Ce que nous sommes tous en partie : nous sommes à la
fois libres et esclaves, à la fois justes et pécheurs.
Et comment le Prince de ce monde a-t-il été jugé, vaincu, jeté dehors ? Parce que le Christ, Roi des rois
et Seigneur des seigneurs, " s'est fait obéissant jusqu'à la mort, à la mort même de la croix ". Or la mort, c'est l'instrument ultime de la domination et de l'empire de l'Ennemi. Ainsi le
Christ s'est fait totalement obéissant à l'Ennemi du genre humain ; et c'est cette obéissance qui a fait exploser la prison dans laquelle le genre humain était enfermé et enchaîné.
De tout cela, les premiers chrétiens avaient entièrement conscience. Ils respectaient tous les pouvoirs
établis, même mauvais, même méchants, même persécuteurs, et ils leur obéissaient, comme les en instruisait l'apôtre Pierre dans sa première épître : " Soyez soumis, à cause du
Seigneur, à toute autorité établie parmi les hommes ". Et ils leur payaient l'impôt - vous avez là votre réponse. Ils étaient des modèles d'obéissance et de soumission, à une seule
exception, celle de la foi : là-dessus ils étaient intraitables.
Pourquoi agissaient-ils ainsi ? Parce que ces autorités établies le sont de par Dieu, soit que Dieu
veuille, soit que Dieu consente - même quand elles font le mal. Car c'est une conviction absolue que nous devons avoir, que Dieu permet parfois un mal pour qu'il en sorte un plus grand bien.
Mais trop souvent nous refusons cela, parce que nous raisonnons comme si notre vie était limitée à cette terre, comme si nous ne croyions pas vraiment à la vie éternelle. Et je crains bien que
nous ne sacrifiions souvent notre foi à notre vie terrestre quotidienne - pas besoin de grandes persécutions pour cela. !
Les premiers chrétiens, non seulement obéissaient à ces Césars, même méchants, mais ils priaient pour eux :
ils priaient pour Néron, par exemple. Tertullien, dans son Apologie adressée à l'empereur en défense des chrétiens, lui dit en substance : " Tu as en nous les meilleurs et les plus fidèles de
tes sujets, puisque non seulement nous t'obéissons, comme Dieu nous le commande - sauf quand tu nous ordonnes de désobéir à Dieu - mais encore nous prions pour toi, même quand tu nous punis
injustement ".
Si les premiers chrétiens agissaient ainsi, c'était pour se faire " les imitateurs du Christ ", comme dit
saint Paul, pour " suivre ses traces ", comme dit saint Pierre, parce que souffrir, comme le Christ, injustement est, affirme-t-il, une " grâce devant Dieu " - et je vous renvoie au
passage de sa première épître où il développe ce thème (1 Pierre 2/13-41).
En agissant comme le Christ, nous nous faisons " petits christs " - c'est le sens de « chrétiens » -
et ainsi nous contribuons et participons à faire voler en éclats les portes de l'enfer, notre prison.
Et ainsi, aussi, nous reconquérons notre gloire première.
Car, en définitive, ou plutôt à l'origine, mais aussi en définitive, qui est le Maître de toutes choses,
le Pantocrator ? Dieu, oui, mais il a en quelque sorte délégué cette fonction au Verbe Créateur, Fils de Dieu et Dieu lui-même. Et qui le Verbe a-t-il établi César ou Roi du
monde ? L'Homme. L'autre, le Prince de ce monde, n'est qu'un usurpateur et un tyran.
Dieu veut qu'il soit mis fin à son usurpation et à sa tyrannie. Le seul moyen d'y parvenir - mais d'une
efficacité absolue - parce que cette usurpation est fondée sur l'orgueil, la domination et la violence, c'est d'être, comme notre vrai Maître, " doux et humble de cœur " et de pratiquer
l'amour des ennemis. L'amour des ennemis chasse à coup sûr celui qui ne vit que de la haine, par la haine et pour la haine !
Et ainsi l'Homme-César, l'Homme-Roi prendra place, ou plutôt reprendra la place qui lui est due et qui
l'attend, dans la gloire éternelle du Dieu Tri-Unique, qui l'a aimé, qui l'aime et qui l'aimera d'un amour sans limites. A Lui soit honneur et actions de grâces dans les siècles des siècles.
Amen.
Homélie prêchée ce matin 24 octobre 2010