17 juin 2011 5 17 /06 /juin /2011 04:57

Hors du monde et du temps, avec les moines du Mont Athos

"Le Soir" Bruxelles 



VANTROYEN, JEAN-CLAUDE 


De notre envoyé spécial 



C’est un monde d’hommes. Aucune femme sur ce doigt de terre grecque qui défie la mer et accueille 20 monastères et 2.000 moines orthodoxes. 



Le premier contact avec le Mont Athos est majestueux. Il se fait par la mer. En vedette, depuis le port grec d’Ouranopolis. On fend les flots en suivant la côte de ce doigt de Dieu lancé vers l’eau, long de 60 km et large de 10. Ils sont trois, ces doigts. Le Mont Athos occupe les phalanges du troisième, celui du nord. Des phalanges montagneuses, boisées, semées de monastères posés sur des à-pics et terminées par l’ongle imposant du Mont Athos qui culmine à 2.033 mètres. 



Soudain, la vedette plonge vers la terre. Le monastère de Grigoriou surgit, surmonté du magnifique cône du mont sacré des orthodoxes. Les bâtiments plongent quasiment dans l’eau de la mer Egée, perchés qu’ils sont sur le rocher. Un débarcadère, un chemin qui grimpe, une suite de pergolas, des jardins, des terrasses, l’imposante porte d’entrée moyenâgeuse, la cour intérieure.

 

Il est 18 h. Les moines en robes noires, barrées d’une ceinture de cuir, le calot sur la tête, la barbe fleurie, les cheveux reliés en chignon ou en catogan, sortent des vêpres pour aller manger. Et partager leur repas avec leurs hôtes. Les murs du réfectoire sont peints à fresque d’images de saints et de christs. Les longues tables de bois accueillent le broc d’eau, le pain et l’écuelle remplie d’une salade de légumes – petits pois, pommes de terre, artichauts – des plats de houmous et de choux. Une pomme pour le dessert. On ne parle pas. Un moine lit, en grec, des hagiographies de saints. Le repas est rapide. L’higoumène – le responsable de la communauté – donne le signal de fin, la lecture s’arrête, tout le monde se lève. L’higoumène et le lecteur s’échangent quelques réponses. Le premier sort et, à la porte, attend que moines et pèlerins fassent de même pour les bénir. 
Puis la communauté religieuse, pèlerins compris, retourne à l’église pour prier encore, embrasser les icônes, baiser les reliques sorties pour l’occasion – les pieds et la paume droite de sainte Anastasie, un fragment de la vraie croix – dans l’atmosphère sombre et confinée de la vieille église tapissée de fresques et d’icônes, flanquée de stalles, semée de majestueux bougeoirs dorés, surmontée d’une coupole qui s’ouvre, à peine, sur la lumière d’un lanterneau, dans les odeurs mélangées de la piété et de l’encens et la musique rustique des psalmodies. 



Le monastère est magnifique. 


Il date du XIVe siècle. Grigoriou est un des plus petits des vingt établissements du territoire du Mont Athos. L’église, le katholikon, est un peu à l’étroit au milieu de cet établissement aux hauts murs perché sur le rocher. Sur les balcons qui s’ouvrent sur les murs extérieurs, des murailles propres à repousser les barbares qui s’y sont jetés au cours des siècles, l’espace s’ouvre sur la mer. L’air du soir est saturé d’odeurs, iode, sel et parfums floraux mêlés. La quiétude sinon la sérénité étreignent le cœur quand on admire le soleil couchant sur les flots pendant que les moines parlent dans les ruelles, arrosent les jardins, s’affairent à ranger réfectoire et cuisine, méditent sur un banc, l’air à la fois grave et heureux. 



Ni vache ni chèvre 


Ni vache ni chèvre

Depuis le Xe siècle, le Mont Athos est un monde d’hommes. C’est un endroit propice, par son isolement, à l’ascétisme. Des ermites s’y perdaient en méditation depuis les débuts de l’empire de Byzance, dès les Ve et VIesiècles. On l’appelle depuis lors la Montagne sainte. C’est toujours son appellation orthodoxe aujourd’hui. Mais l’organisation de monastères date de saint Athanase, qui fonda en 963 le premier établissement, la Grande Lavra, le plus grand des monastères du Mont Athos. La vie d’ermite fit place à une vie monastique organisée.

Sous le règne de l’empereur Alexis Ier Comnène, au début du XIIe siècle, des bergers et leurs familles s’installèrent au Mont Athos. Ce qui troubla les moines. L’empereur interdit alors l’entrée de tout être vivant de sexe féminin sur la Montagne sainte. Aujourd’hui encore, les femmes ne peuvent pénétrer dans le territoire autonome. Et vous ne verrez ni vache, ni chèvre, ni jument aux abords des monastères, qui vivent cependant en grande partie en autarcie. La pêche et les champs compensent la viande. Il n’y a que les chats, les pigeons et les hirondelles qu’on ne peut empêcher de se reproduire…

Il y eut jusqu’à 180 monastères sur cette langue de terre montagneuse. Il y en a vingt aujourd’hui. Quinze grecs, deux russes, un roumain, un bulgare, un serbe. Et 2.000 moines, qui vivent dans les grands édifices ou s’éparpillent dans ce qu’on appelle les skites, pour vivre une vie plus solitaire ou en plus petit groupe. Chacun dépend d’un des vingt monastères. Chacun de ces vingt monastères est autonome et vit du produit de ses terres et de ses avoirs, qui peuvent être importants : au cours des siècles, les dons ont afflué, en œuvres d’art religieux, en manuscrits, en incunables, en trésors mais aussi en biens immobiliers. Des monastères possèdent des terrains et des immeubles en Grèce et en Turquie. Celui de Vatopedi est même au centre d’un scandale de transactions immobilières douteuses qui agitent jusqu’au gouvernement grec.

 

Des impôts ?

Le Mont Athos est aujourd’hui au centre d’une grande polémique. Depuis toujours, les monastères ne paient aucun impôt. Devant le désarroi actuel des finances grecques, des voix se sont élevées pour réclamer qu’on les taxe. Un sujet qu’on préfère ne pas aborder sur place. « Oui, la situation économique est préoccupante, admet le chef du gouvernement de la Montagne sacrée, le protatos Pablos. Déjà des programmes de restauration des monastères et des églises ont été coupés. » Et les impôts ? « Tout peut arriver. » Pourquoi vous n’en payez pas ? «C’est écrit dans la tradition et les conventions. Et puis nous ne produisons pas de valeur ajoutée : nous faisons tout nous-mêmes. »

Le père Makarios, bibliothécaire du monastère de Simonos Petra, ajoute : « On n’est pas opposés à l’impôt. Mais d’abord nous ne sommes pas riches, notre richesse est un mythe. Ensuite c’est de l’ingérence du gouvernement grec dans les affaires intérieures du Mont Athos, qui bénéficie de ce privilège depuis toujours. C’est inscrit dans la Constitution. C’est une question de principe : après l’impôt, on nous imposera la présence des femmes ? On a calculé que nos impôts atteindraient 7 à 8 millions d’euros. Mais si l’Etat nous considère comme des contribuables, il faut aussi qu’il s’occupe de nos routes, de nos ports, etc. Et cette charge lui coûterait 25 millions d’euros par an. »

Privilège ? Depuis 971, le Mont Athos est reconnu comme république monastique indépendante. Un statut renouvelé par le traité de Lausanne de 1923. Et accepté par l’Union européenne lors de l’adhésion de la Grèce. La Montagne sacrée est gérée par un exécutif de quatre représentants des monastères principaux, dirigé par le protatos. L’assemblée législative est composée d’un représentant par monastère. Le pouvoir s’est installé au centre du territoire, à Karyes. Une ville sans monastère. C’est là aussi qu’on trouve le préfet grec, la police grecque, les postes grecques. Des représentants – masculins – du monde.

 

A l’heure byzantine

Le monde, les moines l’ont oublié pour s’installer sur ce territoire magnifique, dans ces bâtiments millénaires superbes qui sont aujourd’hui sur la liste du patrimoine de l’humanité de l’Unesco. Et pour vivre une vie de prière et de travail. C’est l’appel de Dieu qui les a fait venir, disent-ils. Et la promesse d’une vie de sérénité. Dans la beauté ancienne de la liturgie orthodoxe. « L’orthodoxie est la vérité chrétienne préservée à travers les siècles, dit le père Makarios. C’est la continuité dans le respect de la tradition. »

Les moines vivent au jour le jour quasiment comme il y a mille ans. On vit d’ailleurs toujours à l’heure byzantine : 4 heures après l’heure grecque. Lever vers 3 h (heure grecque), prières personnelles dans la cellule. Matines de 4 à 7 h - 7 h 30, suivant les monastères. Repas, composé de bouillies de légumes, de poisson, d’eau et de vin dans les monastères qui possèdent des vignobles, d’une pomme ou d’une orange. Tâches personnelles, prière. Repas de la mi-journée, mais on jeûne un jour sur deux. Tâches personnelles, prière, sieste. Vêpres à 17 h. Repas à 18 h. Promenade, prière. Coucher vers 19-20 h.

On ne peut rien filmer : l’interdiction porte sur tout le territoire. On ne peut pas enregistrer. On peut prendre des photos, mais dans certains monastères seulement. Et certainement pas durant les offices. Les non-orthodoxes sont d’ailleurs exclus du chœur des katholikons pendant les cérémonies.

Les moines veulent vivre à l’abri du monde. Mais cette volonté est ambiguë. Comment échapper au monde ? Les riches bibliothèques des monastères disposent d’ordinateurs pour numériser les collections et faire des recherches sur internet. La Grande Lavra est équipée d’une piste d’hélicoptères. Les 4 × 4, les tracteurs, les grues, les bateaux font partie du charroi. Des panneaux solaires chauffent les serres. Et chacun est doté d’un GSM. Paradoxe de ces hommes aux robes noires, au port sévère et antique, le portable à l’oreille. « Le tout est de s’en servir sans être asservi », dit Makarios.

Et puis il y a les pèlerins. Quelque 100.000 par an. Venus de Roumanie, de Serbie, de Macédoine, de Grèce évidemment et de la diaspora grecque. « C’est difficile à gérer, avoue le père Makarios. Certains monastères filtrent, d’autres disent qu’on ne peut pas refuser d’accueillir. L’hospitalité est gratuite, c’est notre culture. Nous avons la grâce de recevoir des gens, de les loger et de les nourrir. Nous ne les faisons pas payer. »

Et enfin, il y a le commerce. Le bois, le vin, il faut bien le vendre. Les biens immobiliers, il faut bien s’en préoccuper. Des moines prennent donc le ferry pour s’en aller en Grèce mener des transactions. D’autres vont plus loin. Comme le père Epiphanios, fils de vigneron, qui a été chargé par son higoumène de cultiver un vignoble. Il l’a tellement bien fait prospérer que ses vins sont représentés dans des foires et des concours et qu’il parcourt l’Europe pour les défendre et les vendre. On en boit à Bruxelles, au restaurant Strofilia, par exemple. « Mais je ne suis jamais aussi heureux que quand je reviens ici, au calme », dit-il.

Paradoxe, oui. De ces hommes intelligents qui ont, pour la plupart, fait choix, mûrement réfléchi, d’une vie à l’écart, loin des foules déchaînées et de la fureur du monde, qui prient, s’instruisent, lisent, écrivent, philosophent. Mais qui croient en même temps aux reliques, comme le crâne de saint Serge, l’avant-bras de sainte Barbe ou la main (avec un bout de peau) de sainte Marie-Madeleine, et qui vous racontent avec émerveillement l’histoire de ces jarres qui se sont miraculeusement remplies d’huile et de vin lors de la construction du monastère ou celle de cette icône de la Vierge volée par des « barbaresques » et retrouvée sur l’eau plusieurs jours plus tard, totalement intacte. La méditation du sage et la foi du charbonnier.

 

Un décor préservé

Les moines en tout cas ont une sacrée chance : leur environnement est intact. De monastère en monastère, les chemins se dessinent à flanc de coteaux, serpentent entre arbres, buissons et rochers, surplombent la mer ou les vallées encaissées. En ce mois de mai, les fleurs offrent leurs couleurs divines. Les genêts éclaboussent de jaune les chênes verts et les châtaigniers. Taches de bleu, de mauve, de rose, de jaune encore. Des oiseaux chantent dans la quiétude de la nature. Les sentiers mènent aux gigantesques édifices plantés depuis des siècles sur leurs rochers, des murs plongeant vers le vide, des terrasses s’accrochant aux parois. Tout est beau. Tout ramène au passé. Les bâtiments, les porches d’entrée, les robes noires, les églises badigeonnées de rouge, les saints peints sur les murs, regard sévère, maintien hiératique, les mains graciles, la droite levée vers le ciel, le petit doigt écarté des autres, l’attitude pleine de langueur. Les écuelles et les tables de bois ou de marbre des réfectoires. L’encens répandu aux offices, les voix graves des moines qui chantent ou psalmodient, leurs robes qui volent quand ils s’agitent dans le katholikon. Et le soleil qui dore les vieilles pierres, comme sur des peintures florentines. En dehors du temps. L’histoire s’est un jour arrêtée au Mont Athos comme le Christ à Eboli.

Une terre et des hommes à découvrir. Mais les higoumènes prennent garde. Si la montagne reste sacrée, c’est aussi qu’elle est vierge. Pas de touristes ici, pas de villas au bord de mer, pas d’hôtels, pas de resorts. Le Mont Athos a résisté à l’histoire, aux barbares de toutes sortes, aux Ottomans et aux femmes, pas question de s’ouvrir au tourisme. La mer Egée tend ses flots translucides à qui veut. Mais pas question de se baigner. Un moine nous a froidement lancé : « Ce n’est pas le Club Med, ici. »

Le père Isichios Grec, 62 ans J’étais économiste de formation. J’ai été marié. Je possédais une grande

Le père Isichios  Grec, 62 ans

J’étais économiste de formation. J’ai été marié. Je possédais une grande société, une holding financière. Puis, j’ai tout arrêté à 52 ans. J’ai abandonné ma société, ma Maserati, ma fortune et je suis venu ici, au monastère de Grigoriou. On m’a demandé de m’occuper de la bibliothèque. Et je suis heureux, ce que je n’étais pas réellement auparavant. Isichios, ça signifie : tranquillité. Mais je peux être bruyant, vous savez. »

Le père Makarios Français, 60 ans Mon parcours est intellectuel. Mai 68 m’avait interpellé. Cette remise...

Le père Makarios

Français, 60 ans

Mon parcours est intellectuel. Mai 68 m’avait interpellé. Cette remise en cause était passionnante, elle m’a permis de réfléchir sur le sens de la vie. Mais les solutions des jeunes de l’époque ne m’agréaient pas. J’ai recherché dans les religions le sens de ma vie. Et c’est l’orthodoxie qui m’a offert cette plénitude que n’offraient pas les autres. Parce que c’est une vérité chrétienne préservée à travers les siècles. Ce n’est pas une routine immobile, mais une continuité dans le respect de la tradition. Je suis venu à Simonos Petra. Et j’y suis resté. »

Le frère Niphon Américain, 25 ans Je viens de Pittsburgh, en Pennsylvanie. Je fréquentais l’église...

Le frère Niphon

Américain, 25 ans

Je viens de Pittsburgh, en Pennsylvanie. Je fréquentais l’église orthodoxe là-bas. J’étudiais l’ancien grec. Je suis venu passer deux mois ici, au monastère d’Iviron. Ça m’a plu. Je suis reparti aux Etats-Unis, je n’ai jamais cessé de penser au monastère et je suis revenu pour la vie. Je suis heureux ici. Quand j’étais dans le monde, je ne savais pas quoi faire de ma vie. Ici, c’est aisé, c’est confortable, la vie est organisée. Je suis ici depuis quatre ans, et je ne regrette rien. »

Le père Prodromos Finlandais, 46 ans Je ne veux plus être dans le monde. Je travaillais dans l’informatique,...

Le père Prodromos

Finlandais, 46 ans

Je ne veux plus être dans le monde. Je travaillais dans l’informatique, chez Nokia, en Finlande, il y a 16 ans. Et ça n’allait pas. Je suis venu ici au monastère de Karakalou. Et je suis resté. Il y a le calme, la sérénité, le silence. On peut se concentrer, méditer, penser, prier. Etudier aussi. Beaucoup de moines étudient. J’en connais un qui fait des études de dentisterie. C’est qu’on a besoin de tout ici. Nous avons un boulanger, un jardinier, un vigneron, quelqu’un pour faire le raki, des chauffeurs, des pêcheurs. Moi je parle plusieurs langues, alors je reçois les pèlerins et les invités. Et je ne regrette rien. »

Le père Hieronymos Grec, 42 ans Je suis venu ici, à Xenofontos, par l’amour de Jésus-Christ. Et j’ai....

Le père Hieronymos

Grec, 42 ans

Je suis venu ici, à Xenofontos, par l’amour de Jésus-Christ. Et j’ai une vie heureuse ici. Je suis chargé d’ouvrir le musée et de montrer les trésors une fois par semaine. Pour le reste, je suis hagiographe. Je peins des icônes.

On dessine, on étale des feuilles d’or 22 carats, on ponce, puis on peint. Nous sommes cinq dans cet atelier, plus trois personnes pour faire les préparations. Nous travaillons pour une grosse commande de la cathédrale de Tirana : huit grandes icônes et douze en demi-lunes. »

Y aller

1

L’avion jusqu’à Salonique, le car jusqu’à Ouranopolis, le bateau jusqu’à Dafni, port d’entrée habituel du Mont Athos.

2

Obtenir un laissez-passer, le diamonitirion. Cela se fait au bureau des pèlerins d’Ouranopolis. Il coûte 30 euros. Sans ce papier, aucun accès n’est possible au Mont Athos. On le demande par

– internet :

pilgrimsbureau@c-lab.gr

– fax : 00-30.2310.222.424

– téléphone :

00-30.2310.252578.

 

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“Jamais, jamais, jamais,

ne laissez jamais quiconque vous dire qu’afin d’être Orthodoxe, vous devez aussi être Oriental.

L’Occident a eu la pleine Orthodoxie mille ans durant, et sa vénérable Liturgie est bien plus ancienne que n’importe laquelle de ses hérésies.”

Saint Jean Maximovitch

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