Ceux qui fréquentent ce blog savent que je suis prêtre orthodoxe ; mais je ne suis pas, je l'espère, un orthodoxe borné. Et je sais reconnaître, et saluer, la
valeur et humaine et spirituelle partout où elle se rencontre, et particulièrement dans le milieu chrétien, lequel a mes faveurs (sans mépris pour les autres, en particulier le milieu
juif).
La France de la Restauration présente pour moi un intérêt particulier. En effet, la société, déboussolée par les quelque dix ans de la révolution ,
puis les quelque dix ans de l'Empire, a perdu tous repères culturels, moraux et spirituels. Y coexistent quantité de courants de pensée antagonistes dont les frictions causent une turbulence
permanente. Les gouvernements, au lieu d'agir, réagissent, ou bien laissent faire. Point d'alternative autre que la contrainte et le laxisme. Quant au christianisme, en l'occurrence le
catholicisme, déconsidéré par sa connivence - forcée- avec le régime napoléonien (qui a, entre autres, mis fin par le concordat de 1801 aux "libertés de l’Église gallicane", libertés
pluricentenaires) il est sur la défensive face à une société de plus en plus "voltairienne", c'est-à-dire agnostique. L'alliance du catholicisme et de la réaction est désormais un fait acquis
(cf. Paul-Louis Courier).
C'est dire que, toutes choses égales d'ailleurs, cette France-là présente de grandes ressemblances à celle d'aujourd'hui.
Raison de plus pour rendre hommage aux hommes de foi qui tentèrent d'y agir conformément à cette foi. Parmi eux, monseigneur Frayssinous, qui est présenté
comme suit par le site
Monseigneur Frayssinous, évêque d'Hermopolis, membre de l'Institut
Denis-Luc Frayssinous naquit sous le règne de Louis XV, le 9 mai 1765 à Curières, aujourd'hui en Aveyron, alors en Rouergue. Toute sa vie, il resterait attaché à
son origine régionale. Venant d'un milieu relativement aisé – son père était fermier de la riche abbaye cistercienne de Bonneval – ainsi entouré d'hommes d'Eglise qui
remarquèrent vite ses dispositions intellectuelles, il fit ses études au collège royal de Rodez puis les acheva à Paris, au prestigieux séminaire de Saint-Sulpice, alors en pleine refonte
théologique après la dérive mondaine qui l'avait longtemps caractérisé. Devenir prêtre semblait une évidence au jeune Frayssinous : il fut ordonné en mai 1789. La Révolution laissa quelque
temps Saint-Sulpice en dehors des tourmentes : la Constitution civile du Clergé, adoptée le 12 juillet 1790, ne concernait pas les ordres monastiques. Mais ceux-ci furent supprimés
en septembre 1792. Saint-Sulpice ferma ses portes. Frayssinous, tout à ses recherches, ne voulait pas se mêler de politique. Il regagna son Rouergue et accepta de prêter serment à la
république. Pour tout dire, jamais plus heureux qu'enfermé dans une bibliothèque, il n'avait rien d'un rebelle. Mais la Terreur anticléricale contamina aussi ce qui est devenu le département de
l'Aveyron : des centaines de prêtres furent arrêtés et déportés tandis que d'autres chouannaient dans l'Aubrac. Frayssinous, lui, se cachait, et priait.
Le calme revenant avec les Thermidoriens, il fut nommé vicaire à Curières. En dépit de la modestie du poste rapportée à ses capacités, il remplira dix ans cet
office, sans chercher à s'élever, jusqu'en 1800. L'homme est la modestie incarnée. Vivant de peu, consolant les affligés, encourageant la charité, disponible pour tous, il aurait pu servir de
modèle pour ce curé de campagne idéal dont la littérature brosserait bien des portraits et qui trouverait son patron dans la personne de Jean-Marie Vianney, le curé d'Ars, qui exerçait son
ministère à peu près à la même époque. Qui imaginerait alors que de cet homme si simple et si rural, on ferait un homme d'Etat !
Mais, en 1800, Saint-Sulpice rouvre ses portes, avec le même supérieur général, Jacques-André Emery, qui n'a pas oublié Frayssinous et lui confie la chaire de
philosophie. Enseignant aussi le catéchisme aux Carmes, il découvre sa passion pour l'enseignement. Un grand projet pédagogique lui vient alors à l'idée : admirateur du Génie du
Christianisme, dont il connaît de longs passages par cœur, il projette d'en rédiger une version à l'usage de la jeunesse. L'ouvrage de Chateaubriand est alors au sommet de son succès. Pour
la première fois depuis longtemps, l'Eglise vante la qualité d'un travail qui n'a pas été réalisé dans ses rangs. Chateaubriand accepte la proposition mais le travail ne sera jamais achevé. Il
n'empêche : Frayssinous fait figure d'agent central de la rechristianisation de la société française, donnant à Saint-Sulpice une série de conférences auxquelles accourt le tout
Paris bien pensant. Son talent oratoire subjugue l'auditoire, à tel point que Portalis, ministre des Cultes, vient l'écouter anonymement, et en remet, en 1807, rapport à
Napoléon : « Le nombre d'auditeurs est prodigieux ; il y a à chaque conférence, plus de quatre mille jeunes des différentes écoles. On y voit à côté des savants, des hommes
de lettres, des fonctionnaires publics, les évêques qui se trouvent à Paris, des professeurs et des hommes de toutes les classes un peu distinguées par leur éducation et leurs lumières. »
Impressionné par l'élévation du propos, Portalis suggère de le laisser poursuivre sans censure, la chose politique étant trop en dessous de cet esprit supérieur pour qu'il risque de déranger le
pouvoir en place. Mais, deux ans plus tard, après la brouille de Napoléon et de Pie VII, Fouché, ministre de la police, prononce l'interdiction des conférences : les dictatures ne
sont jamais trop prudentes. Conforme à lui-même, Frayssinous se retire sur la point des pieds et vivote jusqu' à la chute de l'Empire comme chanoine de Notre Dame de Paris.
L'avènement de Louis XVIII marque un retour proclamé aux valeurs du christianisme. Ce roi
voltairien et, pour le moins, agnostique, feint lui-même une grande piété. L'Eglise et le nouveau régime ont besoin d'orateurs d'envergure : on se souvient une deuxième fois de
Frayssinous, qui remonte en chaire à Saint-Sulpice pour faire, docilement, ce qu'on attend de son talent : un réquisitoire implacable contre l'esprit des Lumières. Ce sera son
fameux Discours sur la Révolution, dans ses causes, son cours et ses ravages. Frayssinous s'attaque aux idées, jamais aux hommes, seules les premières méritent ses coups, pour les
seconds, il n'est qu'amour et pardon, sincèrement et profondément pénétré du message évangélique. On le sollicite aussi pour donner des conférences à la Cour et pour prononcer des oraisons
funèbres, dont celle, en 1818, de Louis-Joseph, 8ème prince de Condé, (l'ancien chef de « l'armée des princes » du temps de l'Emigration) et, en 1821, celle de l'archevêque de Paris,
Mgr de Talleyrand-Périgord (oncle de l'ancien ministre). Le gouvernement du duc de Richelieu souhaitant l'associer à la préparation d'un nouveau concordat, qui sera signé le 11 juin 1817 - mais
qui n'entrera jamais en vigueur - il publie à cet effetLes vrais principes de l'Eglise gallicane, théorisant le secours mutuel qu'il revient au trône et à l'autel de se
porter sans que, pour autant, l'un prenne le pas sur l'autre. Il y définit aussi la place de Rome, tutélaire et inspiratrice d'amour, devant agir en père bienveillant et attentif plutôt qu'en
contrôleur méfiant et tatillon : Frayssinous s'affirme comme un « gallican ultramontain. » Ce qui frappe le plus dans son enseignement est le retour à la pureté évangélique,
débarrassée des horipaux chamarrés et pesants de plusieurs siècles de protocole ecclésiastique. Ses leçons préfigurent celle, magistrale, que Dostoïevski donnera à l'Eglise romaine avec
l'épisode du Grand Inquisiteur dans Les Frères Karamazov. Mais Frayssinous n'est pas un audacieux, encore moins un contestataire, il diffuse sa pensée avec douceur et respect,
sans chercher à choquer, bien au contraire : esprit brillant mais âme paisible.
Louis XVIII adore les esprits brillants et les âmes paisibles. Frayssinous l'a séduit. En 1821, il fait de lui, lui l'ancien petit curé de campagne qui préférait
donner aux pauvres plutôt que de changer sa vieille soutane rapiécée, son grand aumônier de la Cour. Qui a dit que, sous la Restauration, on ne faisait pas carrière au mérite sans la
naissance ? Mais notre homme a-t-il le physique de l'emploi ? On le supposerait un peu gauche, avec ce nom qui fait sourire la Cour – comme feront bien plus tard sourire ceux de
« Pompidou » et de « Montboudif » - et son enracinement rouergat. Pourtant il n'a rien des rondeurs rocailleuses d'un Mgr Marty venu à la capitale. L'homme est élancé, d'une
élégance naturelle dans ses gestes et sa parole, bénéficiant d'un timbre de voix et d'une aisance rhétorique que lui envient les plus raffinés des gentilshommes. Pour être aumônier à la Cour,
il faut être au moins évêque. En l'absence de poste vacant, Louis XVIII le nomme évêque d'Hermopolis (en Basse Egypte) car Hermès était le dieu de l'éloquence et le roi raffole de ce genre de
clin d'œil. Il s'agit bien sûr d'un évêchéin partibus infidelium, c'est-à-dire théorique depuis que son territoire, le plus souvent en Afrique du Nord, fut déchristianisé. Il lui
faut quitter sa cellule de Saint-Sulpice – 10 m2 avec fenêtre – pour un appartement aux Tuileries. Il s'y résout sans état d'âme : l'opulence n'impressionne pas l'homme ce Dieu, pas plus
qu'elle ne le dégoûte. Le 27 juin 1822, il est élu à l'Académie française, dans le « quota » réservé aux hommes d'Eglise, en remplacement de l'abbé Roch-Ambroise Sicard, qui a
beaucoup travaillé lui aussi à rendre l'Evangile accessible aux plus jeunes.
Politiquement, la période s'avère délicate. Du libéralisme, tout relatif, des cabinets Richelieu puis Decazes puis de nouveau Richelieu, ont profité des mouvements
de contestation du trône et de l'autel, sociétés secrètes, militaires nostalgiques de l'Empire, chansonniers et pamphlétaires libres penseurs dans la veine de Béranger et de Courier. Afin de
calmer les ultras, qui lui reprochent son laxisme, et aussi de monter sa volonté d'un retour à ce qu'on pourrait déjà qualifier d'ordre moral, Louis XVIII appelle au gouvernement Joseph de
Villèle. Pour lui, l'esprit dominant dans une société résulte largement de celui qui souffle dans l'université. Par avance, Villèle a compris mai 68 ... Or, l'Université française, réorganisée
sous Napoléon par Jean-Pierre Louis de Fontanes (le créateur des lycées) depuis longtemps livrée à elle-même, s'est dispersée aux vents d'une pensée particulièrement féconde et spécialement
iconoclaste au tournant du siècle post révolutionnaire. Il lui faut un nouveau maître, qui soit moins un censeur qu'un orienteur de consciences et un rangeur de libertés. Villèle propose la
mission à Frayssinous mais avec un cahier des charges sévère : mettre à l'écart les professeurs hostiles au gouvernement, tels que François Guizot et Victor Cousin, et réorganiser en
profondeur les écoles devenues trop indépendantes, telles que l'Ecole Normale et celle de médecine. Cette fois, Frayssinous hésite à accepter la mission, qui sort de l'orbite religieuse. Mais
comme toujours, il obéit à son destin, et se retrouve placée pour la première fois sous une autorité laïque, celle de son ministre de tutelle, ministre de l'Intérieur, le comte
Jacques de Corbière, l'ami et le bras droit de Villèle.
Désormais, ce qui ne lui était guère arrivé jusque là, il subit les attaques de la presse qui l'accuse de vouloir porter atteinte, pour le compte du « parti
prêtre » à la liberté de conscience et de pensée. L'homme, mal préparé à cela, se plaint auprès de Corbière de ne pas se sentir suffisamment soutenu par lui : « Je suis
évêque avant tout et avant tout je suis jaloux de ne pas démériter du clergé (...) il n'est pas dans mon caractère de faire l'important (...) si je n'avais craint de commettre un mal devant
Dieu, j'aurais donné ma démission (...) La religion commande l'humilité à tous, mais elle ne commande la bassesse à personne. »L'homme est tout entier dans ses lignes mais, pour la
première fois, elles montrent un homme en colère. Il a préparé une réforme structurelle de l'Université. Depuis qu'il en a envoyé le projet à son ministre, il demeure sans nouvelle de lui et se
fait accuser d'inaction dans la presse favorable au gouvernement ! Lamennais, notamment, lui reproche de se monter pusillanime. Situation banale mais qui déconcerte l'homme d'Eglise.
Qu'allait-il faire si près de la politique !
Louis XVIII, informé des récriminations de Frayssinous, décide de promulguer une partie de la réforme souhaitée par celui-ci : une ordonnance royale du 8 avril
1824 renforce le contrôle de l'Eglise sur les établissements d'enseignement. Mais ce n'est qu'une partie du tout et à découper en tranches la réforme, celle-ci risque de perdre sa cohérence et
son efficacité. Le comte d'Artois s'en mêle et suggère à son frère la création d'un ministère des Affaires ecclésiastiques et de l'instruction publique, que l'on confierait à Frayssinous.
Certes, l'association des deux objets fleure bon une époque révolue mais combien de nos enseignants savent aujourd'hui qu'ils doivent un ministère rien que pour eux à une initiative du futur
Charles X ?
Voilà donc Frayssinous ministre, le 26 août 1824, et d'un département tout neuf. Autour de la table du Conseil, son nom est le seul à ne pas porter de
particule. Il est cependant considéré par ses collègues avec un respect tout particulier : en ce temps là, un homme de grande culture et d'immense érudition en imposait naturellement au
sein du gouvernement, en ce temps là ...
Trois semaines plus tard, mourut Louis XVIII. Parmi ses dernières volontés, que ce fût Frayssinous qui prononçât son éloge funèbre à Saint-Denis, encore un clin
d'œil ...
On transforme facilement un ecclésiastique ambitieux en homme d'Etat. L'histoire de France en a fourni quelques exemples fameux. Il en va différemment d'un
authentique homme d'Eglise et de foi. Frayssinous se sent mal à l'aise dans son nouveau costume. Il désapprouve, et ne s'en cache pas, certaines lois voulues par le gouvernement
dont il fait partie : ainsi de la loi sur le sacrilège, qui en punit de mort les coupables, lui rétorquant qu'un chrétien ne peut donner la mort ; ainsi de la loi sur l'indemnisation
des immigrés, qu'il juge tardive et inopportune, ainsi enfin de elle sur le droit d'aînesse, qui lui paraît en contradiction avec la parabole du fils prodigue ... Frayssinous, c'est l'Evangile
faite prêtre : un cas finalement assez rare. Mais il commet aussi, en s'essayant à la politique, quelques bévues : la dénonciation, par des évêques aux ordres du pouvoir, des
théories de Lamennais ; une reconnaissance maladroite de la direction de certains établissements d'enseignement par les jésuites, une question si controversée et si complexe depuis le
milieu du XVIIIème siècle que personne n'est capable de savoir – et pas davantage aujourd'hui – quel est leur statut en France.
Enfin, le voici contraint par ses fonctions de défendre la loi dite « de justice et d'amour », touchant vocable servant à camoufler un nouveau régime de
censure de la presse, dénoncé par Chateaubriand et par l'Académie française.
Villèle, que Charles X avait conservé à son poste, démissionne en 1827. Martignac lui succède et sépare les affaires ecclésiastiques, auxquelles il reconduit
Frayssinous, de l'Instruction publique, attribuée à Antoine de Vatimesnil. C'est incontestablement une rétrogradation, d'ailleurs de courte durée car la presse se déchaîne contre les deux
ministres hérités du cabinet Villèle, le deuxième étant le comte Chabrol de Crousol, en charge de la Marine et des Colonies (remplacé par Hide de Neuville). Tous deux quittent donc le
gouvernement le 3 mars 1829, tandis que l'opposition parlementaire, rejointe en cela par une partie de la majorité, de déchaîne contre la présence des Jésuites, que Frayssinous est accusé
d'avoir et favorisé et camouflé. Les choses ne vont cependant pas plus loin, démonétisées qu'elles se trouvent être par la révolution de juillet 1830.
Frayssinous ne fut pas un excellent ministre, qui le nierait ? On lui doit tout de même, en 1825, la création de l'agrégation, derrière laquelle se profile le
recrutement exclusivement par concours de tous les enseignants : une mesure conforme à la méritocratie et tournant résolument le dos aux formules d'Ancien régime. Cependant, ses qualités ne
correspondaient qu'imparfaitement à celles que requiert le difficile poste qu'on lui avait confié sans lui faire vraiment confiance. Ce fut d'ailleurs une des constantes et des faiblesses de la
Restauration pour de nombreux autres responsables politiques. Richelieu et Martignac en firent l'amère expérience.
L'évêque d'Hermopolis a soixante-cinq ans. Il pourrait goûter une retraite apaisante dans son Rouergue natal avec lequel il n'a jamais perdu le contact. Mais le
voilà sollicité une dernière fois du fond de l'exil des Bourbons. La grande affaire de Charles le banni et de sa Cour de fantômes, c'est l'éducation de son petit-fils, le duc de Bordeaux, né en
1820 et, depuis l'abdication de son grand-père et de son oncle, le 2 août 1830 à Rambouillet, pour beaucoup, dont Chateaubriand, le légitime roi Henri V. Toutes les intrigues d'une Cour
moribonde se concentrent sur la tête encore blonde de cet enfant de dix ans avec, à la clé, un nouveau débat sur la participation de Jésuites à son instruction. Charles X, après avoir trop
écouté de conseils contradictoires, décide de trancher dans le vif : il renvoie les principaux précepteurs de son petit-fils et, le 22 août 1833, écrit à Frayssinous pour lui demander de
venir à Prague diriger l'instruction du jeune prince.
Dans ce nid de guêpes que constitue alors le Hradschin, palais des rois de Bohême où l'empereur d'Autriche héberge Charles X et les siens (voir notre article sur
Joachim Barrande dans le numéro 9 de la présente rubrique), Frayssinous se montre, comme à son habitude, extrêmement prudent, se tenant à l'écart des clans. La position du baron de Damas,
gouverneur du duc de Bordeaux depuis 1828 et l'ayant suivi en exil, est menacée par l'arrivée du général-marquis d'Hautpoul et de ses préceptes d'éducation moderne, plus ou moins encouragé par
Chateaubriand qui aurait voulu qu'on lui confie le poste. Frayssinous enseigne le français et le latin à Henri ; il ne comprend pas qu'on ne le charge pas aussi de son instruction
religieuse, que lui dispense l'abbé Moligny, un homme torve qui sera renvoyé à la suite d'un scandale : il courait, la nuit, les bordels de Prague ... Après toute une série de
cabales et plusieurs « journées des dupes », Damas est finalement renvoyé. La nouvelle équipe éducative du prince se met enfin en place le 5 novembre 1833. Codirigée par Hautpoul et
Frayssinous, le second se réservant l'enseignement de la littérature et l'instruction religieuse. Sa contribution, qui va durer cinq ans, à la formation morale et intellectuelle d'Henri V sera
déterminante. On peut estimer que son attachement sans faille à la parole de celui qu'il n'appellera jamais autrement que Notre Seigneur Jésus Christ, et sa fidélité à toutes épreuves à l'égard
de l'Eglise catholique et du pape se seront largement puisés à la source pédagogique de Mgr Frayssinous. Celui-ci fait au prince un deuxième cadeau d'importance : l'amitié de l'abbé
Trébuquet, venu avec lui à Prague en qualité de secrétaire et de coadjuteur de l'évêque d' Hermopolis. D'abord chargé d'enseigner à Henri l'histoire ancienne, l'histoire sainte, l'histoire
moderne et le latin, il va nouer avec son élève une relation d'amitié très étroite qui ne prendra fin qu'avec la mort de l'abbé, en mars 1868. Henri V aura fait de lui son aumônier et son
confident privilégié, son confesseur et son compagnon de voyage. Trébuquet aura sacrifié pour lui la brillante carrière ecclésiastique que lui promettaient ses qualités intellectuelles
supérieures.
De son côté, sa mission achevée, Frayssinous était rentré en France en 1838. A soixante-treize ans, il n'aspirait plus qu'à regagner son Rouergue afin de s'y
recueillir et d'attendre la mort en assistant les malheureux. Il ne passa même pas à Paris pour faire ses adieux à Saint-Sulpice. Il s'installa à Saint-Geniez d'Olt, sur le bord du Lot,
dans une petite maison dont il avait hérité. Là, il revêtit sa vieille soutane et, comme le plus obscur des curés de campagnes, prêta main forte aux prêtres du diocèse, enseignant le
catéchisme, accompagnant les agonisants, visitant les malades, soutenant les œuvres charitables. Trois ans s'écoulèrent ainsi. Depuis le 12 décembre 1841, il repose sous une pierre tombale dans
une chapelle de l'église paroissiale.
Comme pour beaucoup de serviteurs de la Restauration, le nom de Denis-Luc Frayssinous est tombé dans l'oubli. Lui qui fut le tout premier ministre de l'Instruction
publique, le dernier des évêques ministres – une tradition depuis lors disparue - et le grand orateur catholique dont on comparait la voix à celle de Bossuet, a quitté l'histoire sur la pointe
des pieds, comme il y était entré. Cet homme modeste fut simplement heureux de servir et n'ambitionnait nullement de passer à la postérité. Mais quel dommage que son éthique et sa pédagogie ne
soient pas davantage source d'inspiration pour notre système éducatif en voie de désagrégation...